jeudi 10 novembre 2016

« Les métropoles sont des citadelles imprenables » – Christophe Guilluy

Publié le • Mis à jour le  
GUILLUY_Christophe 
Dans son ouvrage « Le Crépuscule de la France d’en haut », Christophe Guilluy, géographe, revient, plus remonté que jamais, contre les fractures qui gangrènent la société française.

Dans « Le Crépuscule de la France d’en haut » (Flammarion, 2016), Christophe Guilluy vilipende  « l’aimable bourgeoisie des centres urbains qui opère une  prédation sans équivalent dans l’histoire ».
S’appuyant sur une enquête consacrée au « prestigieux Institut national des études territoriales », il relève que « la féminisation y est très importante, de même que la diversité géographique ». Cependant ajoute-t-il, les administrateurs « proviennent des mêmes milieux sociaux : près de 60 % des élèves ont des pères cadres ou cadres retraités. De futurs cadres territoriaux qui porteront donc la bonne parole dans toutes les régions de France, celles des classes dominantes, et un modèle territorial unique, celui de la métropolisation», en conclut-il.
Et Christophe Guilluy de faire siennes les analyses de son collègue Gérard-François Dumont. Pour lui aussi, les métropoles bénéficient d’une surreprésentation des équipements et des emplois publics. Mais au moment de répondre à « La Gazette », Christophe Guilluy calme le jeu. Il s’attache à répondre point par point à ses détracteurs qui l’accusent de ranimer un « néopétainisme » antiurbain inspiré de la fameuse thèse de Jean-François Gravier sur « Paris et le désert français » (1).

Les métropoles sont-elles le bras armé du capitalisme mondialisé ?

Il n’y a aucun complot. Les métropoles ne sont pas un bras armé, mais simplement l’application aux territoires du modèle économique mondialisé et de la loi du marché. Et la loi du marché bénéficie, comme cela a toujours été le cas, à la bourgeoisie. La seule courbe des prix de l’immobilier suffit à le démontrer. Un ouvrier qui économiserait chaque mois 100 euros pour acheter un logement mettrait une vie entière pour acquérir 10 m2 à Paris.
Les métropoles sont l’application de la loi du marché.

Les métropoles  se présentent, pourtant, comme les vitrines de « la société ouverte »…

C’est l’autre nom de loi du marché. Les métropoles sont des citadelles imprenables. Elles érigent, grâce à l’argent,  des murs d’enceintes bien plus solides que ceux du moyen âge. Un discret entre soi et un grégarisme social fonctionnent aussi à plein. Cette tendance est renforcée par un mode de vie respectueux de l’environnement qui, in fine, renforce la gentrification. La fermeture des grands axes et la piétonnisation renchérissent le foncier. Déguisés en hipsters, les nouveaux Rougon-Macquart se fondent dans le décorum ouvrier des bars et restaurants des anciens quartiers populaires et se constituent des patrimoines immobiliers considérables. Mais les masques finissent par tomber…

Qu’entendez-vous par là ?

Après le Brexit, dont la géographie recouvre celle de « l’Angleterre et la Grande-Bretagne périphérique » et populaire, les classes dominantes ont expliqué que ce vote devait être invalidé car porté par des gens  « peu éduqués » selon Alain Minc ou des « crétins » d’après Bernard-Henri Lévy. Anne Hidalgo et son collègue de Londres Sadiq Khan ont fait par la suite l’apologie des villes-mondes qui doivent damer le pion aux Etats-Nations, en prônant en filigrane une forme d’abandon  des périphéries populaires. Leur projet de « cités-Etats » rappelle paradoxalement les discours séparatistes de partis populistes comme celui de la Ligue du Nord italienne.
Le projet d’Anne Hidalgo de « cité-Etat » rappelle paradoxalement les discours séparatistes de partis populistes comme celui de la Ligue du Nord italienne.

Cependant, « la mixité sociale » est une priorité affichée de la ville de Paris…

Les métropoles ont besoin de catégories populaires pour occuper les emplois peu qualifiés (dans les services, le BTP, la restauration). Il leur faut aussi des catégories intermédiaires, des « keys workers » qui assurent la continuité du service public. Le logement social permet de maintenir ces travailleurs dans les métropoles gentrifiées. Bertrand Delanoë, tout comme Anne Hidalgo, ont construit beaucoup de logements sociaux pour répondre à ce besoin. Tout cela est rationnel.  Mais si le taux de logements sociaux est passé de 13,4 % en 2001 à 17,6 % aujourd’hui, il ne compense en rien la disparition d’un parc privé, « social de fait », qui accueillait hier les classes populaires. Or, sur le marché de l’emploi métropolitain, on a essentiellement besoin de catégories très qualifiées et, à la marge, de catégories populaires. La majorité des catégories modestes, c’est à dire de la population, n’a donc plus sa place dans ces espaces.
Les métropoles ont besoin de catégories populaires pour occuper les emplois peu qualifiés. Il leur faut aussi des catégories intermédiaires, des « keys workers » qui assurent la continuité du service public. Le logement social permet de maintenir ces travailleurs dans les métropoles gentrifiées.

Que devient, dans le même temps, ce que vous appelez « la France périphérique » ?

S’il reste encore des classes populaires, des ménages pauvres et des chômeurs dans les quartiers de logements sociaux des grandes métropoles, la majorité de ces catégories  vit désormais à l’écart des métropoles dans une « France périphérique », celle des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales. Ces territoires sont, en moyenne, marqués par une plus faible création d’emplois et de richesses et sont fragiles socialement. Ce modèle n’est pas spécifique à la France, il constitue l’une des conséquences de l’application d’un modèle économique mondialisé qui repose notamment sur la division internationale du travail. Ce système marche très bien, il crée de la richesse et de l’emploi. Mais il ne fait pas société.

En quoi cela affecte-t-il « la France périphérique » ?

En réalité, la « boutique » tourne aujourd’hui sans les catégories populaires. Les territoires de la France périphérique, en particulier ceux de la désindustrialisation du Nord et de l’Est, sont marqués par une grande fragilité économique et sociale. Ils ont bénéficié à ce titre d’une forte redistribution. La péréquation, la création d’emplois publics ont joué le rôle d’amortisseur. La commune et l’hôpital étaient les premiers et les seuls véritables employeurs de ces communes. Mais dans un contexte de raréfaction de l’argent public et des dotations de l’Etat et de désertification de l’emploi, les champs du possible se restreignent.

Les métropoles sont aussi visées par ces baisses de dotations…

Bien sûr, mais le contexte économique est complètement différent puisque nous sommes là sur des territoires économiquement très dynamiques. Le géographe Gérard-François Dumont parle d’une « idéologie de la métropolisation », une idéologie portée par l’ensemble de la classe dominante qui in fine  renforce le poids des métropoles et celui des classes supérieures. Cette idéologie interdit l’évocation d’une France populaire majoritaire comme s’il fallait laisser dans l’invisibilité les perdants de la mondialisation. Dans cette lutte des classes, on assimile sciemment cette France populaire à celle du repli, des ignares. Derrière cette fausse polémique et cette vraie guerre des représentations, il y a tout simplement une lutte des classes non dites qui révèle  la « prolophobie » selon l’expression du politologue Gaël Brustier. La représentation de la « France périphérique » ne vise pas à proposer un modèle alternatif à celui des métropoles, mais à révéler l’importance de ce continuum socio-culturel qui doit nous pousser à penser un modèle complémentaire, un modèle qui fasse société.
Il y a tout simplement une lutte des classes non dites qui révèle  une certaine « prolophobie ».

N’est-ce pas précisément l’objet de la réforme territoriale ?

Non. La réforme territoriale vient conforter un développement inégalitaire dans lequel les 15 plus grandes aires urbaines concentrent l’essentiel de l’emploi et de la croissance. Un rouleau-compresseur qui risque de faire disparaître la dernière institution visible de la France des invisibles : le département. Que restera t-il entre les intercommunalités et les mégas-régions ? Je partage les inquiétudes de l’Association des maires ruraux de France et de l’Assemblée des départements de France.
La réforme territoriale est rouleau-compresseur qui risque de faire disparaître la dernière institution visible de la France des invisibles : le département.

Les intercommunalités qui souhaitent bénéficier du statut de métropole, le sont-elles sur le plan économique ?

Saint-Etienne et Clermont-Ferrand ne font, par exemple, pas partie de la France des métropoles. Les dynamiques sociales et économiques les inscrivent dans la France périphérique.

Vos thèses ne minimisent-elles pas les inégalités au sein des métropoles elles-mêmes ?

Absolument pas ! Le modèle inégalitaire est celui des métropoles ! J’y consacre un chapitre entier dans mon dernier ouvrage. Il est même particulièrement explosif puisque dans ces territoires le clivage social recouvre un clivage ethno-culturel. Quand je parle d’une France périphérique qui représente 60 % des habitants et les métropoles 40 %, je ne dis pas 60 % des pauvres sont d’un coté et 40 % des riches de l’autre ! Il existe des zones fragiles dans les deux France, mais elles sont majoritaires dans la France périphérique, là où vit la majorité des classes populaires. Par ailleurs, il existe évidemment une concentration de de précarité en banlieue, mais aussi à Paris intra-muros, avec des poches de très grande pauvreté comme dans certaines cités du XIXème arrondissement.

Mais, selon vous, ces inégalités ne disent pas tout…

Le portrait social, très dégradé, de ces quartiers et de la banlieue, ne prend pas en compte le fort turn-over au sein des territoires de la politique de la ville. La politique de rénovation urbaine est utile. Mais c’est le dynamisme du marché de l’emploi métropolitain, et non pas une forme de discrimination positive, qui a permis une phase d’ascension sociale rapide d’une part minoritaire de ces catégories populaires, notamment issus de l’immigration récente.

Que deviennent ces populations ?

Cette petite bourgeoisie, notamment issu de l’immigration maghrébine, évite banalement les quartiers de logements sociaux où se concentre l’immigration récente, notamment issue de l’immigration subsaharienne, exactement de la même façon que les « petits blancs » il y a vingt ans. Des dynamiques qui participent d’ailleurs à la poursuite de l’étalement urbain …

Pourquoi écrivez-vous que la France est devenue « une société américaine comme les autres » ?

On a longtemps cru que l’on pourrait adopter le modèle économique mondialisé sans ses conséquences sociétales, le multiculturalisme et une forme de communautarisme. C’était une erreur. Le modèle assimilationniste républicain n’a pas résisté, nous vivons banalement dans une société américaine comme les autres, sous tension. Les tensions et paranoïas identitaires  se multiplient et concernent tous les individus quelles que soient leurs origines ou religions.
Le modèle assimilationniste républicain n’a pas résisté. Nous vivons banalement dans une société américaine comme les autres, sous tension.

Comment cela peut-il se traduire chez les élus ?

Le marketing ethno-culturel est entré dans les stratégies électorales. On se souvient du propos de Claude Bartolone pendant la campagne des régionales sur Valérie Pécresse qui incarnerait la défense de « la race blanche ». C’était évidemment un appel du pied à l’électorat des minorités.

Certains agitent le spectre de la guerre civile…

Je ne partage pas ce point de vue. La France n’est pas entrée en guerre, elle gère les tensions par une forme de séparatisme. Or, se séparer, c’est refuser le conflit. Cela concerne tous les individus quels que soient leur discours. Les promoteurs de la société ouverte érigent par exemple des frontières invisibles en pratiquant un discret évitement résidentiel et scolaire…

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