Tribune parue dans Libération
Le social-libéralisme est mort et le mouvement actuel n’est qu’une réfraction du grand conflit social qui secoue l’Europe depuis le début de la décennie. Manuel Valls, lui, instaure un autoritarisme néolibéral : il doit partir.
Quand bascule-t-on dans les poubelles de l’histoire ?
Cette question doit sérieusement tarauder Manuel Valls. Après s’être
fracassé en janvier sur la question de la nationalité, l’exécutif est
aujourd’hui marginalisé sur la question de la loi travail. La victoire
des mouvements sociaux signerait, sinon sa mort politique, a minima de
longues années de purgatoire. Deux décennies furent nécessaires pour
recycler Alain Juppé. Le problème est que l’alternative, tenir, est un
désastre pour le pays. La voie du passage en force tourne désormais au
jeu de massacre. Non seulement dans la rue et sur les barrages, mais au
sein même du Parti socialiste : à l’Assemblée, au gouvernement, la
majorité s’effiloche. Dans l’opinion, la messe est dite : le pouvoir
doit retirer sa loi, et c’est lui qui porte la responsabilité de
l’escalade de la tension.
Le mouvement voit à raison poindre la victoire : il est populaire, la
convergence des luttes appelée par Nuit debout se réalise en partie, le
front syndical est solide et bénéficie d’un calendrier qui lui est
favorable. Alors que l’Euro de foot commence dans quelques jours,
Président et Premier ministre restent, selon l’expression consacrée,
droits dans leurs bottes. Ils comptent plus que jamais sur cette grande
fête sportive pour faire passer la pilule. A n’importe quel prix ? On
peut le craindre.
En situation de crise organique, les classes dirigeantes font bloc.
Patronat et dirigeants des grands médias télévisuels exigent la fermeté.
Face à la détermination du mouvement, le pouvoir à la légitimité
chancelante en est réduit à la coercition et suspend les normes usuelles
de la démocratie représentative : non content d’user du 49.3 pour
court-circuiter le débat parlementaire, il recourt au chantage aux
investitures pour éviter la censure par ses propres députés, et détourne
les procédures de l’état d’urgence à l’encontre des manifestants. Dans
la rue, les arrestations et les blessures se multiplient. Dans les
médias, la surenchère verbale fait des syndicalistes des «voyous»… Jusqu’où cela peut-il aller ?
Manuel Valls est un admirateur revendiqué de Georges Clemenceau.
Président du Conseil de 1906 à 1909, celui-ci fait face à une vague
d’agitation sociale puissante. Comme le raconte Jacques Julliard dans un
ouvrage paru en 1965, et réédité en 2014, Clemenceau. Briseur de grèves,
le dirigeant radical s’appuya sur une alliance à droite pour mater les
conflits sociaux dans le sang. Provocations policières, arrestations
massives de syndicalistes, tirs sur les manifestants et même feu à bout
portant dans un local de réunion. La répression est féroce. Au nom de
l’ordre républicain et de la liberté du travail, celui qu’on appelle «le
Tigre» ne recule devant rien pour atteindre son objectif : défaire le
syndicalisme révolutionnaire alors dominant à la CGT.
Il y a du Clemenceau chez Valls. La loi travail est «le minimum de ce qu’il faut faire…» a averti le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Et Valls sait que ce qui se joue, c’est le devenir du mémorandum soft
que doivent mener à bien les autorités françaises dans le cadre de
l’ajustement structurel accepté à Bruxelles. A cet aune, le mouvement
actuel est une réfraction du grand conflit social qui secoue l’Europe
depuis le début de la décennie, et se prolonge, en ce moment même, en
Belgique.
Idéologiquement, le social-libéralisme est mort. L’idée qu’il soit
possible en même temps de libéraliser les économies et d’offrir de
meilleures conditions de vies et une société ouverte et démocratique à
la population est partie en fumée avec la crise de 2008. Le Pasok grec
n’est pas le seul à avoir rejoint le rayon des antiquités. Les amis de
Tony Blair et de Gerhard Schröder sont en perte de vitesse, et même la
puissante machinerie de Hillary Clinton semble s’enrayer.
Le projet qu’affronte le mouvement est autre : rejeton d’une grande
crise du capitalisme, c’est un autoritarisme néolibéral. Pour baisser le
coût du travail, il doit priver les salariés de protections chèrement
conquises. Et, comme ceux-ci n’y consentent pas, il dépouille les
citoyens de leurs droits. Voilà comment la lutte sociale redevient un
combat pour la démocratie. Voilà pourquoi Manuel Valls doit partir.
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