Publié le 30 mars 2016 sur site de la revue Regards, un texte en forme de soutien à la candidature de JLM avec conseils et critiques positives à l'appui, de la part d'un militant de Podemos.
Aussi critiquée soit-elle en tant qu’aventure personnelle, la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2017 est probablement la meilleure option présidentielle pour la gauche de gauche. À condition qu’il s’inspire intelligemment d’expériences comme celle de Podemos.
Jean-Luc Mélenchon est allé au journal de 20 heures de TF1, l’émission d’information la plus regardée de la télévision française, pour « proposer »sa candidature à l’élection présidentielle de 2017. Ce sera la deuxième fois qu’il est candidat à la présidence de la République, après avoir obtenu le 11% des voix en 2012 – un résultat dont la gauche alternative française, qui depuis n’a pas dépassé les 6% lors des différentes élections, se souvient avec fierté. En 2012, Mélenchon était le candidat du Front de gauche. Cette fois, il a choisi de faire cavalier seul. Plutôt que de se noyer dans d’inextricables négociations avec ses alliés en vue d’une candidature commune, il a donc « proposé » sa candidature au peuple français, invitant les organisations politiques et citoyennes et citoyens individuels à se joindre à lui. Faisant ainsi, il est allé jusqu’au but de la stratégie populiste qu’il tente de mettre en place depuis plusieurs années.
La décision de Mélenchon a été précédée par le spectaculaire échec de la gauche de la gauche aux élections régionales de décembre dernier, où les composants du Front de gauche et les écologistes n’ont pas réussi à trouver un accord pour présenter des candidatures unitaires, leur empêchant de tenir un discours commun dans toute la France et disputer l’hégémonie de la gauche à un PS qui est au plus bas – un échec queMélenchon a critiqué durement. Voilà des années que le PG reproche à ses alliés communistes de ne pas avoir accepté de convertir le Front de gauche (qui est une coalition de partis) en l’organisation unitaire de la gauche alternative, incluant aussi les écologistes fatigués des trahisons constantes du gouvernement socialiste de François Hollande. Le refus du PCF a permis, jusqu’à présent, à Mélenchon et les siens de justifier leur incapacité de capitaliser le malaise provoqué par la crise économique et les politiques d’austérité – qui a été au contraire exploité par le Front national de Marine Le Pen.
Le choix de Mélenchon de ne pas attendre le PCF est une bonne nouvelle : il était inconcevable de construire un projet politique de changement, ayant vocation à gagner, subordonné à un parti qui est toujours allié au PS de Hollande et Valls dans un nombre important de villes, et qui paraît plus préoccupé de garder ses postes municipaux et régionaux que de présenter une alternative progressiste à l’austérité et l’autoritarisme du gouvernement. Bien sûr, les communistes ont réagi avec colère à l’annonce de Mélenchon, l’accusant de promouvoir la personnalisation de la vie politique et réclamant de nouvelles façons de faire de la politique – mais sans proposer aucune alternative précise.
Dans son intervention télévisée pour présenter sa candidature, Mélenchon a fait référence à Bernie Sanders, annonçant fièrement avoir repris le design de son site web. Cependant, dans la stratégie de Mélenchon, on remarque aussi l’influence des leaders populistes latino-américains et du parti espagnol anti-austérité Podemos. Ce n’est pas par hasard qu’en plus d’avoir écrit un livre intitulé L’ère du peuple, Mélenchon avait déjà, en 2012, emprunté la notion de « Révolution citoyenne » à Rafael Correa, président équatorien, et le mot d’ordre « Qu’ils s’en aillent tous » avec lequel le peuple argentin a expulsé ses dirigeants néolibéraux en 2001. Il n’est toutefois pas clair jusqu’à quel point il est possible d’adapter au contexte français les éléments à succès de la stratégie populiste [1] des référents étrangers de Mélenchon, ni s’il sera capable de la mener à bien.
Dans les pages qui suivent, j’essaierai d’analyser dans quelle mesure la candidature de Mélenchon répond à une stratégie populiste avec le potentiel de sortir la gauche alternative française de la situation quasi terminale dans laquelle elle se trouve, me basant sur le travail théorique d’Ernesto Laclau et sur l’expérience de Podemos en Espagne. Je n’aurai pas suffisamment d’espace pour traiter le sujet de la manière dont la stratégie populiste pourrait impliquer un risque de limitation de la démocratie interne et de renforcement du caractère oligarchique des parties ou mouvements politiques, même s’il s’agit d’une préoccupation légitime et importante. Je ne vais non plus parler du débat sur l’organisation d’une primaire pour choisir un candidat commun au PS et le reste de la gauche, non seulement par manque d’espace mais aussi parce que le rejet de plusieurs des possibles candidats (dont Mélenchon et Hollande) a refroidit le débat.
Un projet populiste de gauche en France ?
Une des principales prémisses de la pensée d’Ernesto Laclau, théoricien du populisme et référent fondamental des stratèges de Podemos, est une conception radicalement discursive de la politique. Pour Laclau, presque tout en politique relève du discours (Laclau 2005, p. 92). Même si cette idée peut être remise en cause, il est difficile de nier l’importance d’une utilisation réfléchie et intelligente du discours pour obtenir des succès électoraux dans les démocraties contemporaines. Au moins jusqu’à récemment, cette idée n’était pas claire pour tout le monde au PG : il y a quelque mois, lors d’une conférence, j’ai demandé à Éric Coquerel (coordinateur politique du PG et bras droit de Mélenchon) quelles étaient d’après lui les raisons du succès du FN et quelle était la stratégie de campagne du PG pour les régionales de décembre. Dans sa réponse, Coquerel n’a pas dit un mot sur le discours : pour lui, la clé du succès du FN était d’avoir réussi à rassembler l’extrême droite dans une seule organisation. Cette réponse était éloquente à double titre. D’une part, elle ne prenait pas en compte l’importance d’un management effectif du discours et de la communication, ce qui est clair dans le cas de Marine Le Pen. D’autre part, elle reflétait la stratégie qui semblait encore prévaloir au PG, soit l’idée qu’une union des mouvements de gauche permettrait une victoire électorale.
Un projet populiste consiste, en résumé, à articuler des demandes sociales insatisfaites et majoritaires sous un même ensemble symbolique, établissant une division discursive de la société en deux camps : le peuple qui porte ces demandes et une élite qui refuse de les satisfaire (Laclau 2005, p. 197). Dans le cas espagnol, Podemos a articulé des demandes sociales majoritaires qui s’étaient exprimée lors du cycle de mobilisations sociales commencé en 2011, connu en France comme le Mouvement des indignés. Ces demandes peuvent être résumées en trois axes : approfondissement de la démocratie, lutte contre la corruption et défense des droits sociaux (rejet des politiques d’austérité). L’un des slogans de ces mouvements (surtout de la Plateforme de Victimes des Hypothèques), "Sí se puede" (Oui, on peut), a été transformé en Podemos ("Nous pouvons"), nom du nouveau parti qui à la vocation de canaliser ces demandes insatisfaites.
En conséquence, le premier pas pour réaliser une opération populiste en France serait d’identifier des demandes sociales majoritaires qui puissent être articulées entre elles, et de signaler un adversaire commun qui permette la construction d’une relation de solidarité entre ces revendications. Deux axes me viennent à l’esprit : la question sociale (revendications anti-austérité, partagées avec d’autres pays européens) et le malaise relatif à la crise identitaire que la France est supposée traverser (les débats interminables, souvent vides et toujours intéressées sur la laïcité, la migration, etc.). Le projet populiste du FN a obtenu son succès à partir de ces deux axes, articulés autour des postures propres à l’extrême droite.
L’articulation des luttes contre l’austérité est relativement facile et c’est le terrain sur lequel Mélenchon paraît le plus à l’aise : il s’agit de se présenter comme porte-parole des travailleuses et travailleurs en grève, des jeunes qui ne trouvent pas d’emploi décent, de la classe moyenne victime d’un processus de déclassement, des secteurs particulièrement défavorisés qui souffrent de la réduction des aides sociales, du personnel et des usagers des services publics dégradés par les coupures budgétaires, etc. Le slogan "La France insoumise" peut être interprété comme l’articulation de cette diversité de demandes et luttes, les liant à l’idée de nation française. Mélenchon a précisé le slogan dans ses interventions publiques avec des allusions constantes aux syndicalistes et aux lanceurs d’alerte – allusions qui devraient être élargies à d’autres acteurs représentatifs d’autres secteurs sociaux au-delà du monde du travail, comme les personnes se trouvant au chômage ou dans une situation tellement précaire qu’ils ne s’identifient plus avec les luttes syndicales, ou encore les petits entrepreneurs.
En relation au malaise identitaire qui s’est installé dans la société française (en forme d’un racisme rampant, en particulier envers les musulmans), Mélenchon a fait le pari de l’optimisme lors de son discours de présentation de candidature : alors que Marine Le Pen insiste sur le fait que la nation française est menacée, il rappelle la grandeur d’un pays qui est toujours l’un des plus riches et puissants du monde. Rehausser l’estime de soi des gens doit en effet être une priorité pour convaincre ces 50% d’abstentionnistes que la solution à la crise traversée par la France réside dans la justice sociale et l’approfondissement de la démocratie, non dans les politiques racistes et autoritaires défendues aujourd’hui par des politiques de presque toutes les couleurs, du Parti socialiste au Front national. Dans un entretien récent, Mélenchon a avancé que sa candidature représentait la seule option antisystème, estimant que « Le PS et LR sont d’accord, avec madame Le Pen, pour "apaiser" la juste colère contre la caste et faire durer le système ».
Le parti des Le Pen, avec la coopération de la droite dite républicaine et du PS, a beaucoup progressé dans la construction d’une idée de nation de plus en plus ethnicisée. La stratégie de la gauche de la gauche ne peut pas être de se retrancher dans un modèle républicain dont la laïcité et le caractère égalitaire n’ont rien que de formels et sont devenus les prétextes d’une marginalisation des Françaises et Français appartenant à des minorités ethniques (ou racisées). Il est évident qu’il est plus intéressant pour Mélenchon (et pour le reste de la France) de se centrer sur les questions sociales et économiques plutôt que nourrir les débats identitaires malsains qui plaisent tant à Manuel Valls. Néanmoins, ces thèmes ne pouvant qu’apparaître dans le débat, peut-être serait-ce une bonne idée de passer à l’offensive et de tenter d’infléchir la signification des termes comme "laïcité", "nation" et "République".
Face à la vision d’une République culturellement homogène, Mélenchon pourrait opposer une République fièrement multiculturelle. Une bonne façon de répondre aux propos racistes et xénophobes de Le Pen et d’autres politiques (quand cela sera nécessaire) est de rappeler comment les migrantes et migrants ont contribué à construire l’État-providence français ou le rôle que les soldats des colonies ont joué dans la Libération. Le discours de Mélenchon s’enrichirait s’il incluait des allusions à des exemples précis de comment des gens de différentes origines culturelles s’unissent pour défendre les retraites publiques ou les droits des salariées et salariés, ainsi que des simples références aux endroits où les Français et les immigrés aux origines diverses se mélangent, que ce soit les marchés, les écoles ou les entreprises.
L’inclusion du terme « communautarismes haineux » dans le site de la candidature ne va pas dans la bonne direction. Même si Mélenchon probablement inclue dans ce terme le racisme du FN et l’islamisme radical (entre autres), le mot "communitarisme" évoque chez la plupart des gens cette dystopie menaçante inventée par la droite dans laquelle on verrait la République se fragmenter en une infinité de communautés culturelles enfermées sur elles-mêmes. Ce terme est utilisé dans le débat politique français pour nier la légitimité des revendications des minorités opprimées comme les communautés magrébine, arabe ou musulmane. L’épouvantail de la menace communitariste permet au système politique de dévier l’attention du racisme structurel dont les minorités ethniques souffrent en France. Même si les statistiques ethniques sont interdites en France, l’Institut national d’études démographiques (INED) a publié récemment une enquête qui montre que les descendants de migrants du Maghreb, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne sont plus souvent au chômage, souffrent plus de discriminations en milieu professionnel et ont plus de probabilités de n’obtenir aucune diplôme du secondaire que le reste de la population.
La prise de position de Jean-Luc Mélenchon sur les manifestations islamophobes à Ajaccio (Corse), liant nationalisme corse et racisme, n’invite pas à l’optimisme quant à la possibilité qu’il adopte une vision de la République ouverte aux différences culturelles. Au lieu de reprocher au nouveau président de la Région qu’il fasse un discours en langue corse, Mélenchon ferait mieux d’admettre que la Corse et d’autres régions ont une identité culturelle différenciée et que cela constitue une richesse pour la France, non une menace. La démystification de l’idée d’une France homogène n’implique pas seulement le respect des différences culturelles liées aux migrations, mais aussi un regard positif sur la diversité régionale de la France, fréquemment oubliée par les hommes et femmes politiques et les faiseurs d’opinion parisiens – quand cette diversité n’est pas rejetée sèchement, comme cela paraît être le cas de Mélenchon. Voilà une belle possibilité de construire un discours différent des sermons républicains auxquels nous sommes habitués.
Une division sociale inclusive : un paradoxe possible
En plus d’établir une relation de solidarité entre plusieurs demandes insatisfaites, une construction populiste a besoin d’établir (sur le terrain du discours) une division sociale qui permette d’identifier d’une part le peuple et de l’autre une élite qui s’oppose à ses revendications (Laclau 2005, p. 113). En Espagne, Podemos a pointé du doigt une "caste" de riches et de politiques accusés d’être à leur service. Si Mélenchon utilise bien le terme “caste”, on ne voit pas précisément quel ennemi il entend désigner par là. Ainsi, lors du JT de TF1, à la question de savoir qui était son ennemi, il a répondu qu’il s’agissait du désespoir. Cela semble insuffisant pour rassembler toutes les revendications dont il entend être le porte-parole.
Le Front national a réussi à diviser l’espace social en deux camps : le peuple français (identifié comme blanc et chrétien ou agnostique) et un groupe antagoniste composé par les minorités culturelles et les migrants, les partis traditionnels qui sont accusés de les défendre malgré le danger qu’ils représenteraient pour la France, et les élites financières. La candidature de Mélenchon a la difficile tâche d’implanter dans l’opinion publique une division alternative qui pourrait avoir les éléments suivants. D’un côté, il y aurait le peuple français, soit tous les gens qui vivent et travaillent en France, un peuple fier de sa diversité culturelle. D’autre part, une élite dont le peuple est victime, composée par la bureaucratie qui impose les politiques d’austérité, les partis qui les appliquent (PS et LR) et les élites économiques et financières qui en tirent du bénéfice.
Le FN ne doit pas être l’ennemi principal, témoin l’échec de la stratégie "Front contre front" que Mélenchon avait mis en place en 2012. Pour autant, quand il s’agira de l’attaquer, il serait judicieux d’éviter les condamnations morales des propositions du FN, qui ont l’effet regrettable de renforcer son image de parti antisystème, le rendant plus attirant pour l’électorat. Il serait par exemple plus pertinent de souligner les contradictions entre le discours social du FN et les soupçons d’évasion fiscale qui touchent certains de ses dirigeants.
Financement, programme et participation citoyenne
Bien que le discours soit fondamental dans la construction populiste, les mots ne sont pas tout. Une des caractéristiques communes les plus importantes chez Podemos et dans la candidature de Bernie Sanders est d’avoir renoncé à recevoir de l’argent de la part des banques et des grandes entreprises, en ne se finançant qu’avec des petites donations ou des microcrédits de citoyens ordinaires. Les gens savent qu’une organisation ou mouvement politique qui ne doit rien à aucune banque est plus libre de déterminer ses politiques qu’un parti endetté. Il n’est pas possible de comprendre le succès de Sanders sans prendre en compte la manière dont il a répété jusqu’à satiété, dans ses discours, que sa candidature est la seule qui ne soit pas financée par Wall Street.Mélenchon pense demander un prêt bancaire pour sa candidature, ce qui serait une mauvaise nouvelle. Faire une campagne avec cinq fois moins d’argent que le reste des partis est difficile, mais reste possible en comptant sur le soutien de milliers de personnes passionnées. Le Parti socialiste espagnol a dépensé 9 millions d’euros dans la campagne des dernières élections, Podemos en a dépensé deux avec une différence minime de voix obtenues.
Un autre élément important d’un projet de changement politique est le programme. Podemos comme Sanders et Corbyn ont souffert de dures et permanentes attaques contre leurs programmes, analysés par les journalistes avec une attention que les programmes des partis traditionnels n’ont jamais reçue. La seule façon de se défendre des accusations d’avoir un programme imprécis ou irréalisable est de compter sur le meilleur programme possible, incluant un mémoire économique et juridique. La participation citoyenne dans l’élaboration du programme peut servir au moins trois objectifs : compter sur l’apport des personnes avec des profils professionnels divers, contribuer à la légitimité politique de la candidature et mobiliser des citoyens. Le site de la candidature de Mélenchon propose un large éventail de possibilités pour s’engager dans la mobilisation, il serait souhaitable que l’élaboration du programme soit elle aussi ouverte à une réelle participation citoyenne.
Mais il ne suffit pas d’avoir un programme juste politiquement, raisonnable du point de vue technique et élaboré avec la participation de milliers de citoyens : il faut aussi le présenter de façon à ce que le public le comprenne et comprenne qu’il est réalisable. Pour cela, il est nécessaire d’établir clairement quels points du programme vont être soulignés dans les matériels de campagne (le site web, d’abord). Ces points ne sont pas forcément les plus importants objectivement, mais les plus pertinents pour la stratégie de communication de la candidature. Cette idée ne semble pas très présente dans l’actuelle version du sitejlm2017.fr qui met en exergue des rubriques aussi vagues que "Progrès humain" et "Aux frontières de l’Humanité". Ces éléments émotionnels ont probablement leur place dans les discours de campagne, mais ils ne semblent pas constituer des points programmatiques capables de mobiliser une majorité sociale.
La sortie des traités de l’Union européenne occupe elle aussi une place d’honneur sur le site. L’eurodéputé Mélenchon sait bien que sans sortir des traités européens ou sans les modifier, il sera très difficile de changer la politique économique française. Cependant, la principale préoccupation des Français ne sont pas les traités mais leurs conséquences : le chômage, la dégradation des services publics, etc. C’est pourquoi ce sont des propositions précises pour résoudre ces problèmes qui devraient apparaître en premier dans la section "programme" du site. De fait, les mairies gouvernées par Podemos et ses alliés en Espagne ont atteint une grande popularité en démontrant qu’il est possible de gouverner différemment, même quand on hérite d’une administration endettée et soumise à une discipline fiscale de fer.
Le besoin d’un discours proche de la réalité des gens
Il existe une distance entre certains éléments du discours de Mélenchon et la réalité quotidienne des gens ordinaires qui s’est révélée quand le présentateur du Journal de 20 heures lui a demandé pourquoi il se présentait aux élections. Il aurait été bien d’entendre des exemples des graves problèmes dont le peuple français souffre et des solutions précises, et pas seulement des références à l’intérêt général de l’Humanité et à des questions qui sont très importantes pour une minorité militante de la population, comme le nucléaire. À nouveau, malheureusement Marine Le Pen donne un exemple de communication efficace : « L’on met à disposition 77.300 places d’urgence, comme ça, du jour au lendemain, alors qu’il y a un million et demi de foyers français qui attendent un logement social, parfois depuis des années, qu’il y a selon la Fondation Abbé-Pierre des millions de Français qui sont mal logés, ou d’ailleurs pas logés du tout. Eh bien moi, je suis la responsable politique qui dit que les Français ne doivent pas être les derniers servis ». (Marine Le Pen, citée par Halimi 2016, p. 13)
En deux phrases, Le Pen réussit à transmettre quatre idées : dénoncer le manque de logements, tracer une division entre les Français et les réfugiés étrangers, accuser le gouvernement de favoriser les deuxièmes au détriment des premiers et se présenter comme la seule politique qui se préoccupe du peuple français. Si le manque de logements à des prix accessibles est le seul élément vrai de son discours, il n’en reste pas moins très efficace.
Certains diront sans doute que la gauche ne peut se permettre des simplifications comme en fait l’extrême droite, mais il faut préciser ce qu’on entend par simplifications. S’il s’agit de transmettre des idées fausses comme le fait Marine Le Pen, la réponse est évidemment négative. Cependant, je ne vois pas l’inconvénient de simplifier des réalités complexes afin de les rendre accessibles à des millions de personnes qui ne sont pas forcément intéressées par les coulisses de la bureaucratie bruxelloise, par exemple.
Laclau explique que le slogan bolchevique "Pain, paix et terre" ne voulait pas dire que ces trois éléments étaient les seules revendications des révolutionnaires ruses, mais que cette devise représentait toutes leurs demandes (Laclau 2005, p. 127). Lénine et les siens savaient qu’il était impossible de garantir le pain à leur peuple s’ils continuaient à payer les dettes de l’État tsariste, mais je pense que personne n’a proposé la devise "Non-paiement de la dette, paix et terre".
Les demandes de répartition des richesses, de planification écologique et de refondation de la République – également soulignés sur le site de Mélenchon – sont plus précises et probablement plus efficaces du point de vue de la communication. Néanmoins, il est toujours nécessaire de mener une réflexion sur la manière de les présenter d’une façon qui soit liée à la réalité quotidienne des citoyens. Par exemple, il serait plus séduisant de mettre en avant les emplois de qualité qu’un plan de transition écologique créerait, plutôt que « l’investissement massif » que ce plan exige. De la même façon, peut-être qu’au lieu de dénoncer le caractère « monarchique » de la Ve République sur lequel Mélenchon insiste autant, il pourrait proposer des réformes qui enrichiraient la démocratie française, comme la possibilité de révocation des élus ou l’allègement des conditions dans lesquelles les initiatives législatives populaires ou les référendums sont possibles. En tout cas, à l’heure de décider comment présenter les sujets du programme, il serait utile de tenir compte des principales préoccupations exprimées par les citoyens dans les sondages.
Un leadership serein et partagé
Le dernier élément de la stratégie populiste dont je vais parler est le leadership : un leader avec lequel de larges secteurs de la population puissent se sentir identifiés. Souvent, les leaders populistes construisent un récit dans lequel ils se présentent comme des citoyens communs qui, grâce à leurs efforts, ont réussi à faire quelque chose d’aussi extraordinaire qu’arriver au pouvoir pour améliorer les conditions de vie de son peuple (De la Torre 2000, p. 140). Le principal problème du leadership de Mélenchon est qu’il n’est pas nouveau sur scène : il a déjà été candidat à la présidence de la République en 2012 et c’est un politique professionnel depuis des dizaines d’années – comme Bernie Sanders et le britannique Jeremy Corbyn. À leur image, Mélenchon peut se présenter comme un exemple de cohérence, utilisant des éléments comme sa sortie du Parti socialiste en 2008, bien qu’il lui manque l’image d’activiste social de Corbyn.
Finalement, la position sociale aisée du candidat français fait qu’il ne pourra jamais gagner un débat en se présentant comme le seul candidat qui a connu le chômage et la précarité et qui connaît de près les conditions de vie de son peuple – comme Pablo Iglesias l’a fait plus d’une fois. Les sincères allusions de Mélenchon à son sentiment de révolte, quand il voit des gens dans des conditions de vie misérables, n’ont pas le même effet qu’une émission télévisée durant laquelle Iglesias montre aux téléspectateurs son petit appartement dans un quartier ouvrier de Madrid, similaire à ceux où des millions d’Espagnols habitent.
Un autre élément problématique du leadership de Mélenchon est son agressivité. Le fondateur du Parti de gauche est devenu célèbre par ses fréquentes dénonciations de la complaisance des journalistes avec les politiques d’austérité et avec le Front national. Il a tout à fait raison quand il dénonce le fait que les médias donnent plus de place au parti de Marine Le Pen qu’à la gauche alternative, devenant des complices du progrès du parti xénophobe. Ce qui est questionnable dans sa stratégie, c’est qu’il attaque personnellement les journalistes, ce qui produit du rejet dans une partie des citoyens et rend plus facile la stratégie de diabolisation menée par certains médias. Il y a peu, il s’est adressé à nouveau d’une façon agressive aux journalistes qui l’interviewaient et il a publié la vidéo sur son compte Facebook.
La colère du candidat contre les médias est compréhensible, mais il serait plus intelligent d’assumer que les entreprises médiatiques sont structurellement hostiles aux options politiques qui peuvent menacer leurs privilèges. Malheureusement, il n’y a pas d’autre alternative que d’aller à la télé et utiliser le peu de temps accordé pour se diriger aux spectateurs et non pour attaquer les journalistes. Mélenchon – comme Pablo Iglesias il y a quelques mois – commet la fréquente erreur de confondre un leadership charismatique et contestataire avec un leadership agressif. Ada Colau et Manuela Carmena, les maires de Barcelone et Madrid, ont démontré que cette association de charisme et d’agressivité, typique des leaders masculins, n’est pas nécessaire. Les deux se trouvent parmi les personnalités les plus populaires de la scène politique espagnole et toutes deux se caractérisent par une politesse qui ne les empêche pas de faire passer des messages aussi rudes que nécessaires.
Finalement, le projet de Mélenchon serait renforcé s’il s’entourait d’autres porte-parole, si possible des personnes représentant des secteurs de la société française et ne comportant pas que des hommes blancs issus de la classe moyenne aisée, des personnes non identifiées aux partis politiques. Le fait de compter sur un seul porte-parole entraîne ce problème qu’il concentre toutes les attaques et que son image publique finit par se dégrader. C’est exactement ce qui est arrivé à Podemos tout au long de l’année 2015 : quand il a été clair que le parti violet constituait une menace réelle pour le bipartisme espagnol, les attaques contre Pablo Iglesias et ses collaborateurs les plus proches se sont succédées, plombant sa popularité pendant des mois. L’incorporation au projet de changement poussé par Podemos de leaders comme Carmena, Colau ou la régionaliste valencienne Mónica Oltra (non militants de Podemos) a beaucoup amélioré l’image de Podemos – une stratégie décisive dans les excellents résultats électoraux de décembre 2015.
Conclusion : la continuité ou le changement ?
Lors de la campagne des élections municipales et régionales de mai 2015 en Espagne, durant laquelle Podemos a réalisé d’importants progrès, les porte-parole du nouveau parti ont insisté sur le fait que, même s’il y avait plusieurs options électorales, il n’y avait en réalité que deux grandes options politiques : la continuité ou le changement (« Lo de siempre o el cambio »). La candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle de 2017 se situe quelque part entre les deux.
Mélenchon est un personnage bien connu de la gauche française et, dans sa candidature, on peut reconnaître quelques éléments qui ont empêché le Front de gauche de présenter une alternative politique à la fois innovante et attirante. Il s’agit d’éléments de fond – comme la persistance d’une vision de la République hostile à la diversité culturelle (une exception dans la gauche européenne) – et d’éléments de forme et de stratégie – comme le besoin de mener une réflexion plus poussée sur la construction d’un discours proche des vies des gens, orienté vers l’efficacité communicative plutôt que vers la perfection théorique.
Cependant, la candidature de Mélenchon représente aussi un pari assumé pour une stratégie populiste de gauche, ce qui constitue en soi un progrès important, qui va dans le sens d’un dépassement du sectarisme de certains secteurs de la gauche française, trop habitués à s’adresser à eux-mêmes plutôt qu’à l’ensemble de la société. La candidature vient d’être lancée, et Mélenchon et son équipe ont encore le temps d’affiner leur stratégie et de construire le mouvement populaire qui pourrait enfin amener un peu d’espoir à la scène politique française.
Pablo Castaño Tierno est doctorant en sociologie et militant de Podemos.
[1] Pour une explication de la conception du populisme d’Ernesto Laclau (que je vais suivre dans cet article), voir Monod, Jean-Claude, La force du populisme : une analyse philosophique, Esprit 2009/1 : pp. 42-52.
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